« Les chroniques de Shannara » et l’évolution de la représentativité des femmes dans l’heroic fantasy depuis « Le Seigneur des Anneaux »

Je ne peux m’empêcher de regarder ce que les gens lisent à côté de moi, ou, en l’occurence, regardent. Lors d’une énième traversée de la France en train, j’ai ainsi assisté à la lutte – inégale et perdue d’avance – de mon voisin avec le WiFI du TGV pour regarder un épisode des Chroniques de Shannara sur Netflix. WiFI qui par ailleurs fonctionne très bien sur ma ligne mais uniquement quand il ne reste quasiment plus de passagers… c’est-à-dire sur un cinquième du trajet. Autrement dit la longueur d’un épisode et demi, voire deux. C’est donc ainsi que j’ai commencé cette série qui végétait depuis quelques mois dans ma liste.

Je me souviens avoir aperçu certains titres de cette saga dans les rayons des librairies et des bibliothèques quand j’étais plus jeune. Il s’agit en effet d’une adaptation des romans de l’auteur américain Terry Brooks. Mais ne les ayant pas lus, je ne parlerai ici que de la série télévisée diffusée depuis 2016.

serie livre
« C’est génial! C’est comme avoir la télé dans sa tête! »

Me voilà donc, inspirée par un éphémère compagnon de voyage, à céder à mon amour profond pour l’heroic-fantasy. Contrairement à lui, j’ai réussi à aller plus loin que le générique, et, deux semaine plus tard, je termine la saison 2 (qui serait apparemment la dernière, dans l’attente d’une reprise de production).

Il faut dire que le premier épisode commence bien. Il s’ouvre sur une course à l’aveugle dans la forêt visant à déterminer sept « Elus » parmi le peuple des Elfes. Et, pour la première fois de leur Histoire, l’un d’entre ces Elus est… une Elue. En même temps, vu qu’aucune femme n’y avait jusqu’alors jamais participé, il était assez difficile d’en voir une la remporter! Car si les femmes sont bien représentées au sein du Conseil, et que leur chef des armées est une cheffe, aucune représentante de la gente féminine n’avait jamais participé à cette course. Pourtant, outre la condition physique, la victoire est avant tout déterminée par la capacité à se repérer dans l’espace les yeux bandés, donc à avoir étudié le terrain et à s’être préparé.e pendant des heures et des heures. Préparation qui ne relève donc absolument pas d’une quelconque différenciation sexuelle. Ce qui est sûr, c’est que si aucune femme ne participe, aucune femme ne peut gagner, et donc aucune femme ne peut intégrer les rangs des Elus. Et cette logique implacable finit par institutionnaliser une bonne vieille discrimination.

amberle tree
#PasContente

Amberle, princesse d’Arbalon, se fiche elle éperdument de cette prétendue tradition. Soutenue et entraînée par l’un de ses oncles, elle se lance un défi qu’elle relève avec brio. Et c’est ainsi qu’en à peine quelques minutes Les Chroniques de Shannara imposent un personnage féminin bien bad-ass dans un univers d’heroic-fantasy.

Pourquoi ai-je été séduite par cette série (qui a toutefois ses faiblesses), et pourquoi vous en parler? Tout simplement parce qu’elle présente de nombreuses similitudes avec l’oeuvre fondatrice du genre, à savoir Le Seigneur des anneaux, tout en s’en distinguant de par un élément d’importance: le nombre et la place de ses personnages féminins.

En 4150, dans un futur post-apocalyptique, Amberle, princesse des elfes, participe à une course et devient l’une des sept Élus qui devront prendre soin de l’Ellcrys, l’Arbre Protecteur renfermant à l’intérieur de ses feuilles des démons, mais elle s’enfuit après avoir eu de terribles visions en touchant l’arbre. Wil, un demi-elfe décide de quitter sa maison après la mort de sa mère, celle-ci lui ayant confié trois pierres magiques. En chemin il rencontre Eretria, une vagabonde guerrière-voleuse qui use de ses charmes sur lui. Wil fait ensuite la rencontre d’Allanon, dernier des druides, et apprend être le descendant des Shannara, lignée célèbre dans les Quatre Terres, et que l’Ellcrys risque de mourir, ce qui libérerait les démons qu’il emprisonne. Amberle, Wil et Eretria devront unir leurs forces pour faire renaître l’Arbre Protecteur et empêcher la fin du monde…

Wikipedia

shannara
Eretria, Amberle et Wil, les deux héroïnes et le héros de la saison 1

L’évident héritage du Seigneur des Anneaux

(si tant est qu’il puisse y avoir une oeuvre d’heroic-fantasy qui ne s’en inspire pas)

Les références évidentes aux Seigneur des Anneaux ne manquent pas. L’intrigue des Chroniques de Shannara se déroule dans les Quatre Terres, qui ne peuvent que rappeler les Terres du Milieu. La saison 1 démarre plusieurs années après la défaite du Roi-Sorcier, un terrible mage noir avide de pouvoir et qui ne souhaitait que la destruction des Quatre Terre et de ses habitant.e.s (tiens tiens). Si les peuples des humains, des elfes, des gnomes, des nains et des trolls sont parvenus à s’unir pour affronter cet ennemi commun, sa chute a laissé progressivement réapparaître les anciennes rivalités. On comprend rapidement que les Elfes se sont isolés des autres, que leur sentiment de supériorité a rapidement irrités.

Ainsi les Elfes méprisent-ils les Humains – qui en retour font de la contrebande d’oreilles d’elfes – et haïssent-ils les Gnomes qui ont assassiné leur Prince.

wil ears
On avait dit pas les oreilles…

Un contexte donc plein d’amour, d’égalité et de fraternité.

Mais face à de nouveaux temps obscurs à venir, la série met en scène le combat des protagonistes principaux pour rassembler de nouveau les peuples des Quatre Terres. Outre la guerre des races avec la prétendue supériorité de l’une sur les autres, un autre thème central des Chroniques de Shannara et commun avec Le Seigneur des anneaux est celui de l’arbre qui se meurt en même temps que la lumière du monde. Cette métaphore écologique, que l’on retrouve dans nombre de sagas d’heroïc-fantasy, se décline sous deux formes, d’une saison à l’autre. Dans la première, il s’agit de sauver un arbre magique, l’Elcryss, pour sauver le monde. Dans la deuxième, d’empêcher la contamination d’une source par un sorcier-démon maléfique (je sais, c’est redondant).

amberle fleur
c’est encore mieux quand la nature coopère

Lequel a des sbires démoniaques qui présentent de troublantes ressemblances avec les Nazgüls de Tolkien, et dont la capacité de manipuler les esprits, d’attirer vers le mal, est similaire à celle de Sauron à travers l’anneau.

le précieux
le précieux?

On retrouve également le personnage du druide/magicien qui guide tou.te.s les protagonistes à travers leurs quêtes. De là à dire qu’Allanon est un avatar contemporain de Gandalf, il n’y a qu’un pas que je shall pass allègrement!

Et, de manière générale, un manichéisme très tolkienniste entre Bien et Mal, nuancé dans les deux cas par des basculements irréversibles ou non d’un côté à un autre (comme une dissociation maître/élève aux conséquences désastreuses, digne d’une scission Luke / Kylo Ren ou d’une trahison Saroumane/Gandalf).

La mise en évidence de toutes ces similitudes n’a en aucun cas pour objectif de discréditer l’univers des Chroniques de Shannara, qui ne sont pas un plagiat du Seigneur des Anneaux mais empruntent, comme la grande majorité des oeuvres du genre depuis la parution de la trilogie de Tolkien, des motifs récurrents de l’univers comme de l’intrigue. D’ailleurs, les effets spéciaux et l’esthétique visuelle des combats de la série s’inspirent également de Star Wars comme d’Harry Potter: on assiste à des combats d’épées qui deviennent entre les mains des druides des sabres lasers ; ailleurs, un trait de magie rouge correspond aux forces du mal contre un trait de magie bleue pour celles du bien : comment ne pas penser aux combats Harry / Voldemort, ou Sith / Gardien Jedi ! Ce sont des oeuvres majeures qui ont marqué les genres de la science-fiction et de la fantasy, et qui font désormais figures de référence en la matière.

Non, si je prends le temps de faire état de ces ressemblances entre les deux sagas, c’est pour mieux souligner leurs différences. A commencer par celle de la place des femmes dans ces deux récits.

Une représentativité plus égalitaire des sexes dans une oeuvre d’heroic fantasy 

Toutes choses égales par ailleurs, Le Seigneur des Anneaux est indétrônable dans mon coeur. Mais en ce qui concerne la représentativité des femmes, on note des évolutions considérables dans les oeuvres qui ont suivi. Les Chroniques de Shannara ne sont que l’exemple que j’ai choisi pour l’illustrer aujourd’hui.

Si les protagonistes féminines actives de la saga de Tolkien se comptent sur les doigts de la main: Eowyn, Arwen et Galladriel, Terry Brooks en a disséminé dans tout son univers. On observe dans les Quatre Terres une bonne répartition des postes de commandement selon les sexes, la saison 2 révèle une Reine que l’on n’a pas envie de se mettre à dos, et en consacre deux autres à la fin de la saison, chez les Humains et chez les Elfes. La mixité voire la parité, déjà présente chez les membres du Conseil des Elfes, est également acquise parmi les Elu.e.s dans la saison 2. Comme quoi, l’exemple d’Amberle a porté ses fruits (ceux qui ont vu la série comprendront la référence arboricole, les autres n’ont plus qu’à s’y mettre).

Si les trois femmes que je viens de citer sont des femmes de conviction ou pouvoir, et comptent parmi les personnages principaux du Seigneur des Anneaux, elles sont beaucoup plus sympathiques dans l’adaptation cinématographique que dans les romans, où Eowyn (par exemple) apparaît comme une manipulatrice avide de pouvoir. Je regrette qu’Arwen et Eowyn soient surtout définies par rapport à leur amour pour un homme, même si leurs actions n’en demeurent pas moins admirables. Eowyn, en particulier, se bat pour qu’on la reconnaisse apte à (ironie de la situation) se battre et à défendre son peuple. Comme Mulan, elle est contrainte de se dissimuler sous une armure pour intégrer les rangs des soldats, mais ce sera finalement elle qui vaincra le roi des Nazgül (y’a prescription pour les spoils après tant d’années, non?), sur cette répartie des plus magnifiques: « Aucun homme ne peut me vaincre! » affirma le Nazgül avec aplomb. « Ca tombe bien, je ne suis pas un homme! » lui rétorqua Eowyn, en ôtant son casque avec défi, avant de lui planter son épée dans la bouche. Et bim, dans ta face (c’est le cas de le dire) le Nazgül!

eowyn no man

Ainsi, tandis qu’il faut attendre la fin du Seigneur des Anneaux pour assister à cet acte fort de revendication d’égalité des sexes, la course du premier épisode des Chroniques de Shannara introduit immédiatement une héroïne anticonformiste, forte et déterminée.

Mais déterminée dans les deux sens du terme. Or s’il y a bien quelque chose qui me hérisse les poils dans les oeuvres de fantasy, ce sont  les prophéties, la notion de « destin » et les déterminismes en tout genre. En la matière, le druide Allanon (Chroniques de Shannara) est un champion.

allanon apology
Fais donc l’innocent

Même si la plupart des personnages se plient, après quelques errances introspectives et protestations de forme,  au rôle que leur a assigné telle ou telle prophétie, la série montre les luttes internes de certain.e.s pour contrôle leur vie et leur intégrité, à l’image d’Eowyn ou d’Arwen pour rester maîtresses de leur destin ou de Frodon pour lutter contre l’emprise de Sauron dans Le Seigneur des anneaux.

Outre des personnages féminins qui en envoient, la série présente aussi des personnages masculins vulnérables et sensibles. Non, ce n’est pas incompatible avec l’heroic-fantasy!

Parmi les trois figures principales de la saison 1, le plus naïf (mais également le plus idéaliste) est Wil Omshord. Se destinant à devenir guérisseur et toujours enclin à voir ce qu’il y a de meilleur chez les autres, l’héritier Shannara me fait un peu penser, avec ses longs cheveux blonds, ses oreilles pointues, son air un peu niais et son empathie naturelle, à ce cher Legolas.

legolas danse
en moins gracieux et guilleret

Mais sa naïveté le rend également enclin à faire confiance trop vite, au risque de se faire avoir. Pris en étau entre deux femmes bien déterminées à obtenir ce qu’elles veulent: Amberle, princesse elfe, et Eretria, vagabonde humaine, il se retrouve dans des situations pas toujours agréables. Comme Arwen et Eowyn autour d’Aragorn, on retrouve le schéma d’un triangle amoureux entre un homme (ici, mi elfe – mi humain), une humaine et une elfe.

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Le visage d’un homme qui s’épanouit dans une relation saine et sereine

Deux femmes qui se disputent un homme donc, et pas l’inverse comme très souvent à la télévision. Mais la rivalité amoureuse se transforme au cours de la saison en une solide amitié entre les deux femmes, qui n’ont de cesse de se sauver mutuellement la vie et d’échapper aux limites et carcans que d’autres souhaiteraient leur imposer.

C’est que les femmes des Quatre Terres savent se battre, survivre en milieu hostile, diriger un bataillon ou un royaume et prendre des décisions politiques, stratégiques ou personnelles parfois difficiles.

Bon, évidemment, tous les personnages correspondent aux canons de beauté hollywoodiens (sauf les gnomes et les trolls, j’en conviens). Mais, si les femmes arborent des tenues moulantes, ce sont les hommes qui sont plus souvent à moitié à poil.

Pas de discrimination non plus de ce côté-là, donc: tout le monde en a pour son compte! La saison 2 introduit un peu de diversité raciale, l’intrigue se recentrant sur le riche Royaume de Leah, dont le peuple est noir, à commencer par sa Reine, sa princesse et ses différentes unités de commandements.

Bref, pour reprendre un tweet de Robin Hobb, auteure de fantasy internationalement reconnue, il y a deux manières de promouvoir l’égalité des sexes par la fiction: soit en intégrant le spectateur à la lutte de personnages féminins contre un système patriarcal, soit en présentant une société égalitaire, où la représentativité est une norme non discutée, où l’égalité femmes-hommes apparaît comme acquise et normale.

Lire la restitution de l’interview collective accordée par Robin Hobb à ses lecteurs lors d’une rencontre organisée par une bibliothèque parisienne.

Ce qui est globalement le cas des Chroniques de Shannara, exception faite de la tradition masculine du choix des Elus avant l’arrivée d’Amberle. Bien joué Terry Brooks, et bien joué la production!

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Le casting bien masculin du Seigneur des Anneaux approuve

 

5 réflexions sur “« Les chroniques de Shannara » et l’évolution de la représentativité des femmes dans l’heroic fantasy depuis « Le Seigneur des Anneaux »

  1. C’est surtout toute la différence entre une œuvre actuelle et moderne (selon nos canons actuels) et quelque chose écrit il y a 80 ans par un homme de la bonne société anglaise.
    A mes yeux, le premier roman d’Héroic-Fantasy n’est pas de Tolkien, il est d’Homère avec l’Ilyade et l’Odyssée. Il y a déjà tout, des créatures fantastiques, des dieux en colère, des armées vindicatives, des malédictions, des objets de pouvoir, des héros virils, une princesse à sauver, des rois manipulateurs, etc…
    Pas de femmes donc, ou presque, pas de noirs, par d’eskimos non plus… une photographie de la Grèce d’il y a 2600 ans…
    Je préfère garder un oeil vigilant sur ce qui se passe aujourd’hui que moquer les erreurs d’hier. Elles sont le fruit de leur époque et je remercie [insérer le nom de la divinité concernée] d’être né ici et maintenant, ce monde là est plus riche de nuances.

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    1. Je suis entièrement d’accord avec toi, ces différences sont le reflet de leurs époques, et mon intention n’était pas de dévaloriser l’oeuvre de Tolkien que j’adore par ailleurs, simplement de saluer l’évolution des représentations dans l’heroic fantasy, en particulier dans les adaptations cinématographiques (films et séries), qui touchent un public encore plus large et varié

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      1. Du coup, certaines formes d’écriture sont devenues délicates. J’écris sur les Nains, un peuple traditionnellement égalitaire MAIS demographiquement déséquilibré, avec très peu de naines. Chaque personnage féminin devient donc complexe et très difficile à ne pas caricaturer. Un personnage féminin négatif ou simpliste crève l’écran, il faut le nuancer, l’approfondir. Finalement, les héros les plus riches à créer sont des héroïnes et les messages les plus forts sont transmis par elles. C’est effectivement une sacrée évolution dans la fantasy !

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